Une "guerre de désinformation": pourquoi Poutine parle-t-il de "dénazification" de l'Ukraine?
"Génocide", "dénazification". Dans une allocution surprise à la télévision dans la nuit de mercredi à jeudi, le président russe Vladimir Poutine a annoncé le lancement d'une "opération militaire" en Ukraine, faisant usage d'un vocabulaire particulier.
"Nous nous efforcerons d'arriver à une démilitarisation et une dénazification de l'Ukraine", a ainsi déclaré le maître du Kremlin. Il a également promis de conduire "au tribunal ceux qui ont commis de nombreux crimes, responsables de l'effusion de sang de civils, notamment des citoyens russes".
En début de semaine, lorsqu'il a reconnu l'indépendance des séparatistes prorusses d'Ukraine, Vladimir Poutine déclarait déjà: "Ce prétendu monde civilisé dont nos collègues occidentaux se sont proclamé les seuls représentants préfère fermer les yeux, comme si ces horreurs n'existaient pas, sur le génocide que subissent quatre millions de personnes." Pour le dirigeant russe, Kiev exterminerait les russophones du Donbass, cette région de l'Est de l'Ukraine frontalière avec la Russie.
"Il n'y a absolument aucun génocide en Ukraine"
Lorsque Emmanuel Macron a condamné la reconnaissance de l'indépendance des régions séparatistes par Moscou, l'Élysée a dénoncé une "dérive idéologique" du dirigeant russe, qualifiant même son discours de "paranoïaque".
Car en réalité, "il n'y a absolument aucun génocide en Ukraine", assure à BFMTV.com Cécile Vaissié, professeure des universités en études russes et soviétiques à l'Université Rennes-II. Si la guerre dans le Donbass a fait 14.000 morts, dont des civils aussi bien du côté ukrainien que du côté séparatiste, on reste très loin d'un génocide - pour rappel ce terme désigne un "crime contre l'humanité tendant à la destruction totale ou partielle d'un groupe national, ethnique, racial ou religieux", selon le Larousse.
Un terme au service de la propagande de Vladimir Poutine, selon Cécile Vaissié: l'objectif du dirigeant russe serait de frapper fort, marquer les esprits et semer le doute. "Cela lui permet de justifier une agression qui va à l'encontre de toutes les règles de droit international et de tous les traités signés par la Russie."
Une stratégie typique du KGB, selon la spécialiste. "C'était dans les principes de ce service de renseignement de l'URSS: sortez quelque chose d'énorme, ça laissera forcément des traces", ajoute cette universitaire.
Une "guerre de désinformation"
Julien Théron, enseignant en conflits et sécurité internationale à Science Po Paris, partage la même analyse. "La guerre de désinformation est inscrite dans le manuel de guerre du KGB dont il faut rappeler que Vladimir Poutine est un de ses anciens officiers supérieurs", explique-t-il à BFMTV.com.
Une rhétorique amorcée dès le mois de décembre. Le dirigeant russe avait ainsi affirmé à un journaliste, lors d'une réunion avec le conseil présidentiel pour les droits humains, que les populations de l'Est de l'Ukraine souffraient d'une "russophobie", allant jusqu'à évoquer un "premier pas vers un génocide".
"Poutine a 'testé' le mot génocide comme il teste régulièrement les défenses militaires en envoyant des aéronefs en direction des espaces aériens de l'Otan, parfois même avec des bombardiers stratégiques capables de transporter des armes nucléaires en leur faisant couper leur transpondeur (qui permet de les identifier par radar, NDRL)", ajoute Julien Théron.
Réduire l'opposition au silence
Vladimir Poutine accuse également l'Ukraine d'interdire la langue russe. Dans les faits, Kiev n'a pas interdit de parler russe, langue qui reste largement pratiquée dans tout le pays. Mais une loi impose depuis peu la langue ukrainienne dans les administrations et les médias.
"Il appelle ça 'les lois anti-russe', c'est faux et absurde", remarque Cécile Vaissié. "Tout le monde parle russe en Ukraine. En réalité, dans la propagande de Vladimir Poutine, tous les pays qui ont voulu quitter son giron ont été qualifiés de fascistes, c'est toujours la même rhétorique."
Quant à l'évocation d'une "dénazification" de l'Ukraine, présentée régulièrement comme un État "néo-nazi" sur la télévision d'État russe notamment, comme l'évoquait Arte l'année dernière, la référence est loin d'être anodine. Le vocabulaire est choisi pour résonner et faire vibrer un passé toujours sensible.
"Chaque famille a été endeuillée pendant la Seconde Guerre mondiale", rappelle Julien Théron. "C'est un monument mémoriel réel avec un fort lien transgénérationnel. Pour Vladimir Poutine, ces références permettent de passer du patriotisme au nationalisme."
"Soumettre son propre peuple"
La professeure des universités Cécile Vaissié est du même avis. "Il utilise le traumatisme de l'Histoire pour la réécrire en glorifiant un certain passé", la victoire de 1945 notamment. "Tout en passant sous silence les purges ou le pacte germano-soviétique."
Sans compter que le terme "dénazification" serait révélateur d'autres vélléités du chef du Kremin. "Les Américains ont dit que Moscou détenait une liste de personnalités à rechercher" à Kiev, pointe le chercheur Julien Théron. "Certains ont crié à l'alarmisme. J'y vois l'annonce de purges à venir si la Russie venait à s'emparer de l'Ukraine." Aussi bien au sein des universités, de l'administration, des médias ou de la politique pour réduire au silence toute forme d'opposition.
Mais pour la spécialiste de la Russie Cécile Vaissié, le message s'adresse aussi bien aux voisins de la Russie qu'à la population russe.
"C'est une manière de mettre les Ukrainiens à genoux, de soumettre les peuples voisins mais aussi son propre peuple. Il a toujours redouté une révolution, une contestation démocratique. L'idée c'est aussi de dire aux Russes que tous ceux qui sont contre lui seront cassés, brisés. Il fait de l'Ukraine un exemple."