Colère des agriculteurs: l'Ukraine inonde-t-elle vraiment l'Europe de ses produits?
Haro sur l'Ukraine! Depuis plusieurs semaines, le pays en guerre depuis bientôt deux ans est accusé de porter une partie de la responsabilité de la crise qui touche les agriculteurs français. Ces attaques s'appuient sur la décision prise par Bruxelles en mai 2022 de suspendre les droits de douanes sur les importations ukrainiennes dans les 27 pays de l'UE.
Cette exemption a été prolongée au printemps 2023 pour allonger ce dispositif jusqu'en juin 2024. Le président de la FNSEA, Arnaud Rousseau, ne cache pas son inquiétude de la puissance de l'agriculture ukrainienne. Dans un entretien à La France Agricole, il note aussi une concurrence inégale.
"On ne joue pas avec les mêmes règles. L’agriculture ukrainienne pèse l’équivalent d’un quart de l’agriculture européenne, en volailles et grandes cultures essentiellement, avec des normes environnementales et des standards de production très en deçà de nos pratiques", a déclaré Arnaud Rousseau à La France Agricole.
Dans une déclaration commune, six organisations agricoles européennes ont demandé de restreindre les importations de produits ukrainiens dans l'UE en les plafonnant. La survie des agriculteurs et de éleveurs serait en jeu, selon ce collectif.
Une menace difficile à estimer
Car il est vrai que les chiffres sont là: les importations de volailles ukrainiennes ont doublé les six premiers mois de l’année 2023. Idem pour les importations de miel, de coulis de tomate ou de sucre. Entre 2021 et 2022, l’année de l'invasion de l'Ukraine par la Russie, le montant des importations agricoles en provenance d’Ukraine vers l'Europe a bondi de 25% en passant de 12 milliards d’euros à plus de 15 milliards d’euros.
Selon le cabinet Asterès, la progression en volume atteint +176% entre les onze premiers mois de 2021 et les onze premiers mois de 2023 (le chiffre de décembre 2023 n’est pas encore disponible). Mais cette hausse représente-t-elle une menace pour les agriculteurs de l'Union européenne? Pas si sûr. Dans son rapport, le cabinet note que malgré ces données, "la menace est difficile à estimer pour les agriculteurs européens".
Dans cette note, Sylvain Bersinger, chef économiste pour Asterès, reconnaît la difficulté d'analyser les données. Certaines évolutions sont liées au prix comme les œufs et le sucre, mais pour d'autres, c'est un transfert de fournisseur étranger.
"On est dans le feu de l'action sans aucun recul et les données proviennent de nombreuses sources, comme les douanes, Eurostat ou le gouvernement ukrainien, et ne correspondent pas toujours", constate Sylvain Bersinger. "Mais pointer la guerre en Ukraine comme une cause de la crise est un peu exagéré".
Droits de douane en cause?
Ce constat est le même pour Sandrine Levasseur, économiste OFCE/SciencePo.
"L'impact de la guerre en Ukraine sur les agriculteurs français est extrêmement difficile à évaluer avec précision d'autant que l'agriculture se compose de nombreuses filières", constate Sandrine Levasseur.
Cette économiste pointe les importations de volailles et de miel qui ont fortement augmenté.
"Pour les volailles, ce n'est pas les droits de douane qui sont en cause, mais la crise liée à l'épizootie qui a fait chuté les ventes poussant les acheteurs à se fournir ailleurs", explique Sandrine Levasseur.
Quant au miel, les importations depuis l'Ukraine ont en effet augmenté, mais sans lien avec la guerre.
"En France, le miel ne va pas bien depuis des années et on importe principalement de Chine des produits d'entrée de gamme. Il peut y avoir eu une bascule des importations vers l'Ukraine, mais ça n'enlève rien aux producteurs français", admet Sandrine Levasseur.
Malgré cela, les agriculteurs européens, pas seulement les Français, voient déjà l'entrée de l'Ukraine dans l'UE comme un cataclysme économique qui pourrait signer la fin de nombreuses petites exploitations. Un argument relativisé par Nicolas Tenzer, enseignant à Science Po.
Selon cet expert en géopolitique, l'Ukraine sera même plutôt "un atout en termes de puissance agricole en Europe" avec une agriculture bien plus tournée vers l'exportation en dehors du marché européen que vers l'Union Européenne".
"Quand on dit que l'Ukraine va être un concurrent déloyal en entrant dans l'Union européenne, c'est faux. En entrant dans l'UE, elle sera soumise exactement aux mêmes normes que les autres pays", estime sur BFM Business Nicolas Tenzer.
La responsabilité de l'Ukraine sur la crise de l'agriculture en Europe a-t-elle d'autres fondations que des éléments factuels et vérifiables? Nicolas Tenzer pointe une opération de désinformation diffusée dans le contexte de la guerre. Cette stratégie est aussi évoquée par Jean-Marc Daniel, éditorialiste pour BFM Business qui voit dans ce contexte une "influence de la Russie pour pointer l'Ukraine comme la cause des problèmes des agriculteurs". Le but, remettre en question l'aide à l'Ukraine.
Avant la guerre, l’Ukraine affichait 42,7 millions d’hectares et produisait plus de 80 millions de tonnes de céréales. Désormais, ces exportations sont devenues vitales pour financer un effort de guerre qui pourrait devoir durer plusieurs années et dont personne ne sait quelle sera l'issue.