Pourquoi la productivité en berne rend illusoires de vraies hausses de salaires en France
Les salaires augmentent-ils trop vite en France? Alors que la question du pouvoir d'achat est brûlante et que s'ouvre la conférence sociale, la question peut sembler saugrenue. D'ailleurs l'exécutif réclame depuis des mois à cor et à cri aux entreprises d'augmenter les salaires pour compenser la hausse des prix.
"J'appelle tous les entreprises qui le peuvent à continuer à augmenter les salaires comme elles l'ont fait", lançait par exemple en mai dernier sur BFMTV le ministre de l'Économie Bruno Le Maire.
Mais dans quelle mesure le peuvent-elles justement? Historiquement et sur une longue période, les évolutions de rémunération sont liées à celles de la productivité des salariés.
"En économie, rappelle l'Insee, la productivité est définie comme le rapport, en volume, entre une production et les ressources mises en œuvre pour l'obtenir."
Si 10 salariés produisent 100 euros en année 1 puis 110 euros en année 2, leur productivité aura progressé de 10% en un an. Or c'est cette capacité à toujours produire davantage grâce au capital technique (installations, machines, outillages…), à l'organisation du travail, à la quantité de travail ou au savoir-faire accumulé que le niveau de vie s'est élevé depuis la révoution industrielle.
"En période normale les salaires réels suivent très bien la productivité du travail", rappelle Éric Dor, le directeur des études économiques à l'IESEG.
Les salaires progressent plus vite que la productivité
Or, ce n'est plus le cas depuis quelques années en France. Selon les calculs de l'IESEG à partir des données Eurostat, on constate que les salaires progressent plus vite que la productivité. Sur 10 ans, entre 2013 et 2023, la productivité par heure travaillée a progressé de 0,58% en France alors que les salaires bruts réels (déflaté de l'indice des prix de l'Insee) ont progressé de 3,86%. Sur la dernière décennie, les salaires réels ont donc progressé 6,5 fois plus rapidement que la productivité du travail.
Et c'est sur la période récente qu'a eu lieu le décrochage. Entre le second trimestre 2018 et le second trimestre 2023, la productivité française a franchement décroché (-3,95%) et a largement excédé la diminution du salaire réel due à la forte inflation de ces deux dernières années (-0,72%).
La courbe ci-dessous permet de mieux visualiser ce décrochage et cet écart qui se creuse depuis le deuxième trimestre 2020.
Alors que l'exécutif est sous pression des actifs qui réclament (notamment depuis le mouvement des gilets jaunes) une amélioration du pouvoir d'achat et un nouveau partage de la valeur, la question de la productivité semble passer en second plan.
Pourtant, la France est un pays où la part des salaires dans la valeur ajoutée est une des plus élevées au sein de l'UE. En 2021, toujours selon Eurostat, les salaires représentaient 65% de cette valeur ajoutée contre 59% en moyenne en Europe. Les salaires ne représentent que 63% en Allemagne, 61% en Espagne, 60% en Belgique ou encore 57% en Italie. Le partage de la valeur est donc largement favorable aux salariés en France comparé à la plupart de nos voisins.
"À long terme il est difficile pour la croissance des salaires réels d’excéder l’augmentation de la productivité, car cela réduirait la rentabilité des entreprises jusqu’à leur causer des pertes, rappelle Eric Dor. Donc la baisse de la productivité, sauf retournement à la hausse, va exiger de la modération salariale."
Pour améliorer durablement les rémunérations en France sans nuire à la compétitivité des entreprises et à leur capacité d'investir, la solution ne peut passer que par une amélioration de la productivité.
Pourquoi la productivité baisse en France
Pour cela, il faut déjà tenter de comprendre pourquoi la France se distingue sur ce point. Entre 2019 et 2023, le pays se classe bon dernier en Europe en matière d'évolution de la productivité (-3,9%) alors qu'elle progresse dans presque tous les pays.
Que s'est-il passé en France ces dernières années ? D'abord une forte baisse du taux de chômage et une amélioration du taux d'emploi qui se sont traduit par une croissance de 5,5% des heures travaillées (la France est championne en la matière en Europe). En d'autres termes, jamais les Français n'ont collectivement autant été au travail. Pourtant, dans le même temps, la quantité produite (la valeur ajoutée) ne progressait que de 1,53% selon Eurostat. Plus de bras, plus d'heures mais pour produire finalement à peine plus.
Comment l'expliquer? De nombreux éléments de réponse sont mis en avant par les économistes: avec le confinement, de nombreux travailleurs non déclarés auraient été régularisés pour pouvoir bénéficier des aides, ce qui aurait accru le nombre de bras officiels mais sans faire varier la production. Ce qui tend à dire que la productivité mesurée avant le Covid était artificielle et surestimée.
D'autres facteurs en lien avec le Covid sont avancés: un moindre recours aux travailleurs détachés qui produisent en France mais ne sont pas comptabilisés dans les statiques française d'emploi, le rôle des prêts garantis par l'État (PGE) qui auraient artificiellement maintenus en vie des entreprises moins productives, les difficultés de recrutement qui pousseraient les entreprises à conserver leurs salariés (même en période de ralentissement) de peur de ne pas pouvoir embaucher ou encore le nombre élevé de nouvelles recrues dans les entreprises, moins efficaces que les partants…
Des éléments qui ont peut-être contribué à cette baisse de productivité mais qui n'expliquent pas la spécificité française.
"La plupart des autres pays ont aussi aidé leurs entreprises, restreint l’arrivée des travailleurs détaché, subissent des pénuries de main d’œuvre et une forte rotation de leur nouveau personnel", relève Éric Dor.
"Au même poste depuis 15 ans, c'est hallucinant"
L'économie française se démarque toutefois sur deux points par rapport aux autres en Europe. D'abord par la forte progression de l'apprentissage ces derniers années qui est le bras armé de l'exécutif dans sa luttre contre le chômage. Près de 837.000 contrats d'apprentissage ont été signés en 2022 contre contre 320.000 en 2018, soit une augmentation de 161% en quatre ans.
Or les apprentis sont moins productifs que des travailleurs expérimentés et leur formation occupe d'autres salariés qui sont ainsi moins productifs à leur tour. C'est l'élément explicatif qui tendrait à être optimiste puisqu'une fois formés, ces apprentis seraient aussi performants que des salariés qualifiés. La productivité remonteraient alors.
Mais l'économie française se distingue sur un second point moins positif: l'absentéisme. Le taux d'abentéisme est en constante augmentation depuis 2019. Il est passé de 4,78% cette année-là à 4,94% en 2021 puis a largement dépassé les 5% l'année dernière (5,64%), selon l'enquête croisée de l'IFOP et du groupe Diot-Siaci. La France est un des pays où l'absentéisme est le plus important en Europe.
De moins bonnes conditions de travail ressenties, davantage de stress et peut-être aussi une culture d'entreprise qui ne valorise pas assez les salariés et les progressions de carrière.
"Le bonheur au travail est un volet sur lequel nous n'avons pas assez travaillé en France, expliquait en mai dernier l'économiste et professeur de Collège de France Philippe Aghion, lors des rencontres du CESE. C'est symptomatique, je connais quelqu'un qui est économiste, elle a quasiment le même salaire depuis 15 ans, on ne l'a pas faite bouger de poste depuis 15 ans. C'est hallucinant et ça c'est la normalité chez nous. Ce n'est pas acceptable et il faut changer cette culture au travail."
Cette rigidité dans le management français conduirait au cercle vicieux de la démotivation, de l'absentéisme et du rapport désabusé des Français au travail. Un contexte peu favorable à la productivité présente ou future.